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Everything is true, nothing is possible
Contribution to a metaphysics of conspiracy
Le discours dit « complotiste », ou « conspirationniste », est généralement envisagé, soit dans son versant descriptif, comme éloigné de la réalité, fabriquant à partir de « noyaux de vérité »1 des récits confondants d’arbitraire et de ressentiment mal déguisé ; soit, dans son versant social, comme une forme de pathologie discursive née d’un décalage entre le vécu des pratiquants et le vernis de normalité que constitue l’ordre politique majoritaire, un révélateur inconscient des tensions sociales aussi bien que de l’inadaptation de nos schémas mentaux à de nouveaux régimes d’information.
Ces deux approches ont pour elles une vérité indéniable, et je ne chercherai pas à y trouver à redire ; dénué d’expertise propre, n’ayant à apporter qu’un travail ordinaire de documentation2 et quelques analyses conceptuelles, j’essaierai seulement de me frayer un chemin de l’intérieur du discours dit conspirationniste3, avec pour but d’articuler, depuis cet intérieur et les figures conceptuelles auxquelles il recourt, quelques dynamiques significatives qui font de l’analyse complotiste une théorie involontaire de l’ordre social dans son rapport au microcosme et au macrocosme.
Mon travail relève, au sein de la caste des philosophes, déjà fort éloignée de toute prétention à produire un quelconque savoir sur le réel, de sa niche écologique la plus insubstantielle, à savoir la métaphysique. Peut-être est-ce cependant l’exercice passablement stérile de la spéculation, dans son attrait (avec le recul critique nécessaire, certes), qui conféra aux envolées interprétatives du complotisme contemporain (Qanoniens, Terre-platistes, covido-sceptiques et autres russo-paranoïaques) un air passablement familier : si, comme le disait E. Viveiros de Castro à propos des métaphysiques cannibales, il n’y avait pas tant de différence entre l’acuité ontologique d’un Yanomami et les acrobaties méditatives de Descartes, on pourrait dire également qu’il y a, entre le meilleur des mondes de Leibniz et la démonologie de Q, une étrange parenté. Du moins, pour être plus précis, que le pathos métaphysique, dont parle l’historien des idées A. Lovejoy, cette nécessité pour tout discours métaphysique, en tant que jamais purement descriptif, de toujours charrier une valorisation théologico-politique d’un certain versant de l’être, un ordonnancement du monde4, se retrouve résonnant dans les discours de la conspiration.
Autrement dit, si l’on part du principe que tout discours prétendant poser un regard d’analyse et de prescription sur les sociétés humaines (ambition globale qu’on ne saurait raisonnablement dénier aux divers complotistes, au moins au niveau des IHM5, influenceurs dont la tâche est précisément de donner une cohérence narrative au foisonnement passablement désordonné de l’activité théorisante des boards et autres fils de discussion) tend, dans sa systématisation quelque inchoative qu’elle soit, à conférer une certaine interprétation de l’histoire humaine comme révélatrice d’un sens profond du social, et ce social comme adossé, d’une manière ou d’une autre, à un ordre cosmique , il est non seulement naturel, mais nécessaire, que les grandes figures de la conspiration (les Illuminati, le vaccin-5G, les dissidents-sauveurs comme Trump ou Raoult) soit susceptible d’une analyse en directe continuité avec les grands systèmes de la métaphysique : la concrétude expressive hyperbolique que l’on voudrait opposer à l’affectation de neutralité spéculative ne relèvent de ce point de vue que d’une dépendance envers des jeux de langages hétérogènes, qui n’empêchent pas des croisements de courbes frappants, les « noyaux de vérité » des uns répondant ici aux récurrents « points de folie » des autres.
L’intérêt d’une telle démarche n’est pas de venir théoriser arbitrairement, pour les besoins de l’esprit, une « pensée conspirationniste » qui n’existerait que comme construction interprétative, mais seulement de ne pas refuser à un discours sa prétention descriptive. En tant que discours sur la société et l’histoire, les constructions conspirationnistes ne sont pas « simplement » fausses ou erronées, mais le sont nécessairement, dans la mesure où leur fausseté est au service d’une vision plus large, qui les justifie et leur donne sens, et mérite amplement le titre de métaphysique vernaculaire.
En toute honnêteté cependant, il faut remarquer qu’il n’est pas particulièrement besoin d’études théoriques poussées pour subodorer la présence d’une métaphysique-mythologie au sein des références complotistes communes : en se tournant vers les fils Telegram, les vidéos en ligne, les recueils de q-drops, à travers les paniques morales familières (francs-maçons, aliens, meurtres rituels issus de la tradition antisémite, cinquième colonne), se font entendre des harmoniques immédiatement reconnaissables. Qu’il s’agisse des références à la Matrice, de l’utilisation du terme d’Archontes pour nommer les puissances dirigeant le monde par-delà les gouvernants, ou de l’horizon imminent d’un passage à une 5D, plan d’existence supérieur libéré des contingences matérielles et de l’oppression de tous les pouvoirs, c’est à une réactivation postmoderne du gnosticisme à laquelle nous sommes confrontés. L’ironie n’est pas mince, que des courants se revendiquant d’un évangélisme apocalyptique comme Qanon aux États-Unis, ou d’une adaptation syncrétique des spiritualités occidentales et orientales dans ce que l’on nomme la conspiritualité6, se retrouvent à reproduire involontairement les grandes figures dualistes de ces courants hérétiques et minoritaires de l’ordre chrétien.
Le gnosticisme historique est, à certains égards, une création ecclésiastique héritée d’Irénée, puis entérinée par une tradition historiographie et politique7 relativement récente, jusque certains interprètes contemporains8, les uns y voyant le début d’une « tradition des opprimés » théologiques, les autres le ver dans le fruit pur du christianisme à l’origine de la catastrophe de la modernité9. Cette profonde incertitude quant à la réalité même d’un phénomène auquel l’on ne cesse de faire référence, si elle n’est pas sans poser problème du point de vue de la science historique, est presque bienvenue pour la question qui est la nôtre ici : que le gnosticisme soit une fake news, un artefact rétrospective de la conscience culturelle collective, n’en justifierait que plus une relation de contiguïté avec les discours complotistes contemporains.
Ceci posé, dans sa version standardisée (et donc passablement fake), le gnosticisme repose sur trois éléments centraux : un monde faux, créé et maintenu en place par un mauvais démiurge ; un dieu véritable mais impuissant, qui ne peut que laisser émerger dans quelques âmes choisies la prise de conscience du voile d’illusion qui recouvre l’univers ; enfin, le caractère libérateur de la connaissance, moyen d’émancipation intérieure. Ce qui frappe est le mélange entre le caractère profondément moral de l’ordonnancement du monde (certes inversé par rapport au christianisme traditionnel), et l’aristocratisme foncier de cette conception : la masse est perdue, seuls ceux qui sont capables de sortir de la Matrice pour atteindre au monde véritable seront sauvés.
C’est cette dernière dimension qui me semble décisive, pour laquelle les parallèles symboliques ou thématiques ne servent en dernière analyse que de symptômes. Le gnosticisme, comme syncrétique amalgamant, sur le mode mythologique et dramatique, la transcendance platonicienne, le moralisme manichéen, avec l’aspiration chrétienne à la rédemption personnelle, est réservoir d’images et de figures, qui ne deviennent actives qu’avec l’adjonction de cette clause d’illumination par la connaissance, par la juste interprétation du monde. Cette modalité de sortie hors du commun, du monde de la vie fausse où nous sommes englués, ne passe pas, dans la situation contemporaine, par la connaissance, mais par l’herméneutique. Remplacez la lecture des Livres par celle des images, et vous trouvez la clé de la situation contemporaine : une lecture conspirationniste du monde ne consiste en rien d’autre, en effet, qu’en l’exercice indéfiniment recommandé de comprendre comment l’on nous ment, et par quels moyens, à travers une lecture correctement guidée des événements, une vérité à la fois sublime et terrifiante peut apparaître, qui nous fasse basculer dans un ailleurs, et nous fournisse un sentiment décisif de ressaisie de soi et du monde avec lui.
Une incise, ici, sur le rapport à la vérité. On ne saurait insister assez sur le caractère inadéquat du terme, déjà passablement confus10, de post-vérité : s’il y a, assurément, dans les cercles complotistes, un accent mis sur l’égale possibilité de tous les scénarios alternatifs, leur relativité à la croyance voire la foi de chacun ; si l’interprétation complotiste, en situation dialogique, se revendique parfois explicitement du droit à croire ce que l’on veut (selon interprétation ingénieuse de la liberté de penser), il ne reste pas moins une ligne fermement tracée entre la narration officielle, tissée par les élites et justifiant le statu quo, renvoyée sans ambages du côté du mensonge et de la dissimulation, et son opposé, le grand récit du dévoilement, qui appartient à une vérité d’ordre supérieur, quand bien même sa forme peut varier, en gros comme en détail. Bien loin de toute description réductible à du bullshit (selon la terminologie d’Harry Frankfurt relancée par certains philosophes contemporains), soit, de l’indifférence cynique à l’égard de toute vérité, c’est bien une Hypervérité qui est défendue ici, une vérité caractérisée par son surmontement négatif de l’illusion mainstream, qui viendrait anéantir ce néant qu’est le récit officiel ; elle autorise toutes les inexactitudes, et même les déformations effectives, précisément parce qu’elle possède le caractère d’une vérité ultime. C’est bien une Survérité dont il est question, loin d’une bien confortable post-vérité11.
Et quand bien même la vérité des énoncés ne serait au mieux qu’approximative, elle possède une charge que d’aucuns appelleraient spirituelle (nous y reviendrons), qui, à un certain niveau d’abstraction ou de métaphore, les rend véritables de par leur congruence avec l’expérience commune : décrire les élites mondialisées comme appartenant à la race des reptiliens, c’est assurément se retrouver capté par stratagèmes antisémites bien connus, mais cela ne pourrait trouver la moindre efficace en dehors des cercles apeurés de l’extrême droite si cette notion ne rentrait en consonance avec le fait, amplement documenté, de la sécession géographique, éducative, et symbolique, des classes dominantes, qui mènent une vie si éloignée des repères de la majorité qu’ils pourraient tout aussi bien ne plus être humains.
Tout est vrai, donc. Pas littéralement tout, mais, tout ce que vous avez toujours soupçonné ; tout ce qui a été refoulé, tout ce qui ne fait pas apparemment sens. Tout cela, à la fois, en même temps, non sans quelque contradiction, est affirmé et doit l’être, pour vaincre les seigneurs du mensonge, princes de ce monde et autres créatures à sang froid. Face au mensonge universel, pour l’emporter, que nous est-il proposé ? de devenir des interprètes, des chercheurs, des décodeurs de l’ordre crypté du monde. Autrement dit, de redoubler d’effort dans notre consommation médiatique, de nous immerger dans l’océan de l’information, selon des parcours de libération profondément fléchés, pour y trouver la vérité alternative, cette fois juste.
On assiste ici à une étrange sublimation de la position de spectateur : le plus grand spectacle jamais vu. Asseyez vous, et profitez du film, disait Q. Ce phénomène de valorisation de l’activité interprétative, cependant, ne peut être comprise qu’à partir d’une position de faiblesse extrême, de perte de puissance, de séparation entre nos vies et tout moyen d’agir concrètement sur elles. Il ne s’agit pas seulement d’une question numérique ou médiatique, d’absorption dans les images, mais de la façon dont le proverbial terrier du lapin dans lequel l’on se retrouve à plonger n’apparaît séduisant que comme un dernier recours, du fait d’une absence de prise concrète sur notre destin. Il n’y a de complot possible qu’à partir, non seulement d’une défiance envers les pouvoirs, mais de désespoir quant à l’existence de tout contre-pouvoir. C’est sur le sol d’une défaite, d’une anomie collective, que l’herméneutique hyperbolique d’un monde social à l’état gazeux prend son sens. Tout est vrai, car rien n’est possible.
Cette déliaison entre le monde et nous, celle entre notre puissance d’agir et son absence manifeste d’effets, est redoublée par notre incapacité à comprendre ce monde des signes dans lequel nous nous sommes réfugiés : la conscience est aiguë, que quelque chose agit sur nous à travers elle, qu’en écrivant sur la grande machine universelle, c’est elle qui nous écrit en retour12 ; mais les mécanismes par lesquels celle-ci opère, la manière dont elle nous transforme, restent désespérément opaque. Le medium de notre action est le lieu de notre impuissance, car, à de multiples niveaux, ces moyens de communications ne nous appartiennent pas, et de ce fait nous possèdent. Dans un article remarquable, Mitch Theriau diagnostique l’étrange ré-enchantement du monde numérique, repérable aussi bien avec la vogue renouvelée pour l’astrologie, que par l’ubiquité de termes à l’interstice entre spiritualité et psychologie (le mood, la vibe, l’énergie), comme des adaptations culturelles de la conscience contemporaine à l’opacité des voies par lesquelles nos cœurs et nos esprits transitent13 : ce qui ne répond à aucune logique vernaculaire, qui figure pour nous sous la forme de boîtes noires, il devient naturel, pour ainsi dire, de le penser comme occulte, comme relevant de puissances spirituelles bien plus que matérielles. Le grand propagateur contemporain de la culture gnostique qu’est Pacôme Thiellement ne s’y était pas trompé, liant pop culture et occultisme sous la bannière de la puissance de l’invisible : ce qui n’est pas compréhensible par les moyens du matérialisme, car trop retiré de notre saisie intuitive, ne peut être conquis que par d’autres moyens, plus obscurs14. Quand la rationalité, politique comme intellectuelle, cesse d’être opérante, il faut faire place à la magie.
Ni cyniques, ni crédules, les conspirationnistes s’attellent ainsi à redéfinir les règles du jeu de la vérité de manière à ce qu’elle épouse les contours d’un monde plus vrai, plus juste, et plus conforme à ce que l’on pourrait appeler la vérité intime du monde social, qui ne peut être formulée adéquatement faute d’horizon révolutionnaire crédible. Dans ses analyses de la réorganisation marchande des conditions de l’information sous l’impératif de production de valeur, la philosophe Anna Longo a élégamment détaillé la manière dont les processus de dissidence épidémique auxquels se rattachent les discours conspirationnistes, reposent sur un mécanisme de mécanisation de la satisfaction cognitive, qui en dernière analyse possède sa propre rationalité15. Car la machine, elle, ne propose pas de vérité, est parfaitement égalitaire, parfaitement indifférente, elle produit du discours comme produit à évaluer, et fait de l’évaluation conflictuelle un des moteurs de sa valorisation marchande, seul objectif qui lui a été inculqué.
Cette circulation des signes pour le plus grand profit de la machine s’inscrit dans un régime de l’accélération, que l’on peut comprendre moins comme un changement de temporalité que comme la résultante du débordement généralisé des capacités d’expression par rapport à la possibilité de leur capture, constructive aussi bien que répressive, en régime institutionnel16. Elle se trouve avoir été théorisée, il y a près de trente ans à présent, par un philosophe renégat, mad black deleuzian passé de l’anarchisme technophile à la Néoréaction la plus virulente17. Un point continu de son parcours intellectuel, qui lui apporte sa cohérence, fut son opposition au carcan civilisationnel de l’humanisme et du libéralisme démocratique, décrits comme une construction artificielle de valeurs extrinsèques à la production d’intensité. Abandonné tout espoir d’une révolution libertaire, tourné vers des courants techno-oligarchiques, une adoration conceptuelle des cryptomonnaies, et une tendance prononcée à l’eugénisme (avec tout ce que cela implique de restauration du racisme biologique), Land se ranger fermement du côté du Capital, envisagé comme intelligence inhumaine s’affirmant depuis son émergence future comme telos irrésistible de l’histoire. Au-delà de ce parcours, qui rejoint non seulement stratégiquement mais à certains égards formellement l’eurasianisme d’Alexandre Douguine18, c’est l’anti-humanisme foncier de Land qui retient mon attention pour conclure : ce que Land désire est précisément ce que Douguine, et la majorité des conspirationnistes avec lui, craignent, autrement dit l’obsolescence réalisée de toute notion d’humanité au service d’une intelligence machinique.
Réaliser cette ambition implique une rupture définitive avec les recaptures partielles de la puissance du capital au service des fins humaines (les quelques restes de vie non aliénée au sein de la soumission à la génération de la valeur, que nous appelons « culture »). Ce dispositif de limitation de l’Intelligence planétaire capitaliste, Land la baptise « système de sécurité humain »19 ; elle n’est que l’envers, depuis le point de vue du futur, de l’appareil de contraintes que les marxistes appellent Idéologie, que la pensée de la conspiration nomme Matrice. Elle est devenue suffisamment étouffante pour que tout plutôt qu’elle paraisse désirable, quitte à abandonner les « non-élus », les moutons obéissant de l’injonction vaccinale, à l’annihilation. C’est ici que l’abandon gnostique à envers les non-connaissants, les endormis, rejoint l’aristocratisme des fascistes, et que les dissidents du Système se trouvent à leur tours recapturés, par le biais des recommandations algorithmiques, par des projets séditieux, qui n’ont plus rien de la révolte populaire, mais plutôt du putsch.
Analysant l’abrasif À nos amis du Comité Invisible, la philosophe Mckenzie Wark évoquait sa méfiance à l’égard des marchands d’espoir : « ces jours-ci, je pense que nos véritables camarades sont ceux qui tiennent la barque, qui luttent pour les richesses affectives, intellectuelles et matérielles qui permettent d’entretenir des bribes vivantes. (…) Les faux camarades sont ceux qui sont rentrés dans le mouvement parce qu’ils croyaient que nous allions l’emporter. Les véritables, sont ceux qui sont restés alors même qu’il était clair que nous avions perdu »20. En annonçant la victoire à portée de clavier, en appelant à la rupture avec le monde, les néo-gnostiques contemporains incitent, consciemment ou non, à le délaisser. Au cœur de la promesse de renversement de la Pyramide illuminée, la conscience de notre impuissance entretenue se retourne en désir de revanche. Savoir le lire, et l’écouter, doit nous pousser à redoubler de vigilance à son égard.
R. Bui, La Q di Complotto, ch. 10 ↩︎
M. Gilroy-Ware, After the Fact ? The Truth about Fake News ; K. Weill, Off the Edge, Flat Earthers, Conspiracy Culture, and Why People will Believe Anything ; E. Aronson, When Prophecy Fails ; B. Teitelbaum, War for Eternity, Inside Bannon’s Far Eight Circle of Global Power Brokers, P. Conge, Les Grands-remplacés, Enquête sur une fracture française. ↩︎
Disclaimer méthodologique : par discours du complot, ou de la conspiration, l’on entend ici l’ensemble des productions discursives (ouvrages au sens classique, comme ceux de David Icke, mais également toute forme de production sous forme de vidéo, comme le film Hold-up, podcasts, fils de discussion collectives, forums, etc.), qui a recours au registre théorétique d’une conspiration générale (par opposition aux hypothèses de complot localisé, avérées ou non : scandale Libor, falsification des comptes de campagne de l’élection de 1995 par le conseil constitutionnel, d’un côté ; assassinat de JFK, de l’autre), postulant un plan d’ensemble, parfois mondial, mené sans accroc sur une longue durée, et survivant à son dévoilement supposé (R. Bui, La Q di Qomplotto, ch. 8, cité par A. Mansuy, Les Dissidents, pp. 123-4). Le récent Manifeste conspirationniste, dont la filiation tiqqunienne est à noter, en offre une sorte de reprise en forme quasi-pastiche, concentrée sur la Covid et ses implications. Pour ce qui est des sources, je m’appuie, outre une documentation de première main (par exemple la lecture, certes non exhaustive, des QDrops), sur les analyses de M. Rothschild (The Storm is Upon Us : How QAnon Became a Movement, Cult, and Conspiracy Theory of Everything) et A. Mansuy (Les Dissidents : Une année dans la bulle conspirationniste). ↩︎
Je reprends cette thèse de l’intrication entre métaphysique, politique, et théologie, à un des lecteurs les plus fins (et lucides) d’Agamben, Adam Kotsko, qui dans Neoliberalism’s Demons trace une généalogie du néolibéralisme dans le besoin théologique profond de la justification de la souffrance présente en termes de responsabilité et de faute des agents individuels. La puissance affective de la théologie s’y trouve décrite en ces termes : « Every theological ideal… could not take root and spread in the first place if it were not appealing and persuasive … This world-ordering ambition of theology, relies on people’s conviction about how the world is and ought to be… It is in this sense that I consider neoliberal ideology a form of theology — it is a discourse that aims to reshape the world » (Neoliberalism’s Demons, p. 7). On trouve un écho de ce lien entre métaphysique et politique chez Corey Robin (The Reactionary Mind), qui décrit la pensée réactionnaire depuis Burke comme reposant sur un postulat politico-esthétique de la nécessité de la hiérarchie et de la lutte pour garantir l’expression des individualités les plus fortes. C’est à ce dernier que j’emprunte l’usage politique de l’expression lovejoyienne de « pathos métaphysique ». ↩︎
« Isolats humains-média », selon l’appellation d’O. Ertzscheid (https://www.affordance.info/mon_weblog/2021/08/sida-corona-pandemies-mediatiques-politiques.html ), que je reprends à O. Mansuy. ↩︎
Charlotte Ward, « The Emergence of Conspirituality » (https://doi.org/10.1080/13537903.2011.539846 ) ↩︎
Karen King, What is Gnosticism ? Dans cet ouvrage, la thèse est avancée d’une définition largement « différentielle » du gnosticisme comme artefact des premiers chrétiens pour définir les limites de l’orthodoxie en projetant sur des discours définis comme hérétiques les caractéristiques de l’orthodoxie chrétienne elle-même (comme le refus du monde), permettant de décrire celle-ci comme modérée par contraste. Cette opération de construction « schismogénétique », pour reprendre le terme de Bateson, n’est pas sans analogue avec la figure même du complotiste contemporain (. ↩︎
Une défense et illustration de la Gnose comme objet non seulement théologique et historique mais trans-historique, sous couvert d’une forme de pérennialisme, est défendue par P. Thiellement dans La victoire des Sans-Rois, sur lequel je reviendrai. ↩︎
E. Vœgelin, Science, politique et gnose ; H. Jonas, La gnose et l’esprit de l’antiquité tardive. ↩︎
Sur ce point voir l’excellent petit ouvrage d’Arnaud Desquerre, Le vertige des faits alternatifs ↩︎
Si la post-vérité consiste seulement à décrire la circulation intensifiée, en régime algorithmique, de pratiques relevant de la désinformation, celle-ci s’applique en effet à certains influenceurs, qui servent à leur public un produit informationnel hautement addictif pour en obtenir les rétributions, monétaires ou symboliques (encore que la question de leur cynisme, qu’implique la référence à Frankfurt, pose ici fréquemment problème). Mais qualifier les émetteurs des discours conspirationnistes dans leur ensemble d’indifférence à la vérité semble à tout le moins source de confusion. ↩︎
R. Seymour, The Twittering Machine. ↩︎
« Vibe, Mood, Energy. Or, Bust-time Reenchantment » https://www.thedriftmag.com/vibe-mood-energy/ ↩︎
Pacôme Thiellement, « Télévision et occultisme », in Pop Yoga. ↩︎
A. Longo, « Le jeu de la vérité », AOC, 22.02.22. Pour une analyse d’ensemble des conditions de la connaissance en régime algorithmique, voir son ouvrage Le jeu de l’induction. Automatisation de la connaissance et réflexion philosophique. ↩︎
Selon l’expression de Zeynep Tufekci, les réseaux sociaux facilitent le déclenchement des révolutions tout en en compromettant la victoire. Pour une analyse de ce point en relation avec le mouvement des Gilets Jaunes, voir O. Ertzscheid, « Les Gilets Jaunes et la plateforme bleue » (https://www.affordance.info/mon_weblog/2018/11/gilets-jaunes-facebook-bleu.html). ↩︎
V. l’admirable décontraction offerte par Elizabeth Sandifer (Neoreaction : A Basilisk). ↩︎
B. Teitelbaum, Xar for Eternity, ch. 4. ↩︎
« Machinic Desire », in Fanged Noumena. ↩︎
« No-futurism » (http://publicseminar.org/2015/06/no-futurism/) ↩︎